1. Comment évaluez-vous la relation bilatérale entre la France et la Russie?
Les relations entre nos pays traversent aujourd’hui une période difficile conditionnée par une conjoncture politique défavorable comme par une situation sanitaire et épidémiologique compliquée, suite à la pandémie de coronavirus. Toutefois, nous pouvons constater que le partenariat bilatéral russo-français dans son ensemble progresse et ce, dans de nombreux domaines.
Le dialogue continu entre la Russie et la France est un facteur important de la politique européenne et mondiale. Membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, nos deux pays assument une responsabilité particulière du maintien de la paix et de la sécurité, c’est pour cette raison que nous attachons une telle importance à la coopération avec la France. L’ordre du jour bilatéral est vaste et vise tant les questions économiques, commerciales ou culturelles que celles de la stabilité stratégique et de la sécurité en Europe, de la lutte contre les nouveaux défis et menaces, dont le terrorisme et les cybermenaces, les crimes financiers, le trafic des stupéfiants, le règlement des conflits régionaux et autres crises.
Les liens interparlementaires constituent un élément majeur des relations de nos pays. Ainsi, il y a une entente importante de relancer le fonctionnement de la Grande Commission interparlementaire russo-française coprésidée par les chefs de la Douma d’Etat et de l’Assemblée Nationale.
Les relations au niveau interrégional ont également reçu un nouvel élan. Quelques 50 entités fédérées de la Fédération de Russie maintiennent des liens étroits avec leurs partenaires français. Nous préparons pour 2021 l’Année croisée de la coopération interrégionale France–Russie dont le programme des manifestations est en train de se mettre en point. Un travail qui est mené en contact permanent avec nos partenaires français.
Nous sommes ravis de voir, ces dernières années, le rôle de plus en plus marqué de la société civile dans le développement des relations russo-françaises, notamment celui de l’Association «Dialogue franco-russe» et du Forum des sociétés civiles «Le Dialogue de Trianon».
Malheureusement, en 2020 la pandémie a causé une chute durable du commerce international. Les échanges entre la Russie et la France en ont également pâti, quoique dans de moindres proportions que ne le pronostiquaient certains analystes. Selon nos données, le volume du commerce entre la Russie et la France n’a baissé au Ier semestre 2020 que de 3,5% (comparé à la même période de l’année précédente) et constitue 6,5 milliards de dollars. Nous espérons que ces difficultés ne sont pas appelées à durer.
Au sein du Conseil économique, financier, industriel et commercial russo-français (CEFIC), les groupes de travail sectoriels (sur les transports et la construction routière, l’aéronautique, l’espace, les investissements et modernisation de l’économie, etc…) se réunissent de manière régulière. Nonobstant la situation sanitaire difficile, nous avons l’intention de tenir en décembre la prochaine session du CEFIC et donner dans les mois qui suivent (fin 2020 – début 2021) le départ de l’Année croisée de la coopération interrégionale France–Russie.
2. Quelles opportunités voyez-vous en France pour les entreprises russes?
A ce jour, près de 30 sociétés à participation russe sont en activité en France. Parmi les majeures, on citera «RZD», «NLMK», «Gazprom», «Rosatom», «Rostekhnologii», «Hermitage», «Starsem», «Yandex», «Kaspersky Lab», etc.
En parlant des opportunités prometteuses, je désignerais les domaines suivants, susceptibles d’intéresser les milieux d’affaires russes comme français. C’est avant tout l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables (l’éolienne, le nucléaire et l’énergie solaire), la «smart city», y compris le recyclage des déchets, les technologies innovantes à basse consommation d’énergie, les matériaux composites, le transfert des dernières technologies françaises ainsi que la mise en place en Russie de la production «high tech», mais aussi les dimensions économiques de la coopération humanitaire, à savoir l’éducation et le tourisme.
Le marché français est assez attractif pour les russes, nous y développons notre présence, proposons de nouveaux projets et modèles de coopération. Toujours est-il que, dans la logique européenne de protection des économies nationales, le Ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance de la France a pris la décision de baisser le seuil de contrôle des prises de participation d’investisseurs non-européens au capital d’entreprises françaises (de 25% à 10%) des industries définies comme stratégiques. Les secteurs de la défense, l’énergie, le ravitaillement en eau, les recherches spatiales, les télécommunications, la santé, l’agroalimentaire, les médias et quelques autres sont concernés. L’acquisition d’un portefeuille d’actions excédant 10% du capital de l’entreprise se fera dorénavant uniquement sur l’autorisation et sous le contrôle des autorités, ce qui peut compliquer le rachat des parts d’entreprises locales par les sociétés russes. De plus, avec un seuil de 10%, il est difficile de parler d’investissement direct, puisque, comme vous le savez bien, ce «plafond» ne permet pas de participer à la gestion et à la prise de décision stratégiques d’une entreprise.
Ce sont les projets communs réalisés dans les secteurs de l’économie «boostés» par la pandémie qui semblent avoir le plus de chances d’aboutir. Ce sont avant tout la pharmaceutique et plus largement le secteur médico-biologique, les technologies digitales ainsi que la production des biens de première nécessité.
3. Dans quels secteurs d’activité voyez-vous des perspectives que les entreprises françaises pourraient d’avantage explorer ? Quelles contributions les entreprises françaises pourraient-elles apporter, à votre avis, dans les domaines définis aujourd’hui comme prioritaires pour l’économie russe ?
L’économie russe est stable et surmonte le choc provoqué par la pandémie d’un pas assuré. Au dire des experts, la croissance du PIB russe en 2021 s’élèvera à 3,3% et les indicateurs d’avant-crise seront atteints au III-IV trimestre 2021. Cette stabilité macroéconomique a pu être préservée grâce aux mesures de soutien aux entreprises et à la population mises en place par le gouvernement russe pendant la phase aiguë de la crise.
Face à une telle situation, les entreprises internationales sont optimistes dans leurs évaluations des conditions de l’activité commerciale en Russie. En 2019, la Russie a été listée pour la première fois dans le top-30 du classement «Doing Business» de la Banque Mondiale (il y a 8 ans elle y occupait à peine la 120ème place). Nous avons également réussi à garder notre 43ème position parmi 141 pays dans le classement de compétitivité mondiale, rédigé par le Forum Economique Mondial. Tout cela témoigne que la Russie est un partenaire fiable avec qui on peut et on doit faire des affaires. Les résultats des sondages auprès des entrepreneurs montrent que la majorité considère le marché russe comme stratégique avec un potentiel fort qui reste à réaliser. Sa grande population, la main d’œuvre hautement qualifiée, l’accès aux ressources naturelles et aux matières premières, enfin son potentiel de croissance – tels sont les facteurs qui déterminent l’attractivité de la Russie aux yeux des milieux d’affaires étrangers.
De notre côté, nous cherchons à soutenir les entreprises françaises présentes en Russie (528 sociétés françaises ont créé dans notre pays plus de 160 000 emplois), à leur proposer des conditions favorables et prêter l’oreille à leur opinion. Cette approche se traduit par des rencontres régulières du Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, avec les représentants des grandes entreprises françaises opérant dans notre pays.
Les domaines de coopération économique russo-française les plus prometteurs et prioritaires sont le développement durable, le climat, l’écologie, mais aussi l’économie numérique.
De nombreuses opportunités s’ouvrent devant le business français dans le cadre des projets nationaux réalisés en Russie, dont les investissements se chiffrent à des milliards de dollars. On propose aux entrepreneurs étrangers des contrats d’investissement spéciaux qui assurent leur activité en Russie contre toute altération des conditions administratives et fiscales. D’autre part, le gouvernement russe s’efforce de lever les barrières bureaucratiques – on est en train de réformer le fonctionnement des organismes de contrôle et de surveillance, on a mis en place le mécanisme de transformation du climat entrepreneurial, on a annoncé la création d’une Agence du développement d’investissement chargée du soutien aux nouveaux projets d’investissement et de la médiation entre l’Etat et le privé.
La Russie déploie des efforts en matière de substitution des importations qui progresse rapidement. La création des coentreprises ouvre la possibilité de se joindre à ce travail et accéder à des contrats avantageux de longue durée.
4. Les entreprises françaises comptent parmi les tout premiers investisseurs étrangers en Russie. Quelles recommandations feriez-vous aux entreprises qui souhaiteraient investir ou nouer des partenariats avec des entreprises russes pour avancer sur le marché russe ou sur les marchés de l’étranger proche ?
En 2019, les investisseurs étrangers ont placé leurs fonds dans 191 projets sur le territoire de la Fédération de Russie. Cet indicateur a permis à notre pays de garder la 9ème position dans le classement des 20 pays les plus attractifs pour les investissements. Nous espérons qu’au fur et à mesure que la situation sanitaire se stabilisera, les investisseurs, y compris français, resteront au moins aussi actifs sur le marché russe et continueront à développer de nouveaux projets communs avec notre pays.
L’industrie demeure invariablement le domaine le plus intéressant pour les investissements en Russie, dont les premiers apporteurs de capitaux sont l’Allemagne, la Chine et les Etats-Unis. La France garde son premier rang comme investisseur dans les secteurs du marketing et de la distribution. Dans leur ensemble les investissements français directs dans l’économie russe ont atteint en 2019 le chiffre de 22 milliards de dollars, l’Hexagone étant le 3ème investisseur en Russie parmi les pays européens et le 6ème dans le classement général.
Compte tenu de l’Année croisée de coopération interrégionale France-Russie, annoncée pour 2021, le développement d’un dialogue direct avec les régions russes, tant avec les pouvoirs fédéraux et régionauxqu’ avec les autorités municipales, les entités et associations entrepreneuriales, me parait très opportun. Tout comme la création de liens « horizontaux » basés sur le principe du commerce B2B, qui prendrait en compte et s’appuierait sur l’expérience encourageante des firmes françaises déjà présentes en Russie.
Notre pays accueille de grands forums économiques internationaux tels que le Forum économique de Saint-Pétersbourg (SPIEF), le Forum économique Oriental, ceux de Krasnoïarsk et de Yalta, le Forum d’investissement russe et bien d’autres. Des acteurs économiques français majeurs comme Suez, Alstom, Total, Fives, GEFCO, Orange, Dassault Systèmes, EDF, Schneider Electric, Sanofi ont pris part au dernier SPIEF le 8-9 juin 2019. Plus de 15 accords importants dans les domaines de la « smart city », de la gestion de ressources, du financement des start-ups, de l’énergie et de l’efficacité énergétique y ont été signés. A mon avis, la participation à de tels évènements internationaux ouvre aux entreprises françaises une fenêtre d’opportunités pour lancer ou développer leurs activités en Russie.
L’Ambassade de Russie en France conjointement avec la Représentation commerciale de la Fédération de Russie en France œuvrent activement en faveur de la coopération bilatérale économique et d’investissement. Nous organisons régulièrement des rencontres, des tables rondes et des séminaires. Nous sommes toujours ravis d’y accueillir en nombre les entrepreneurs français que nous invitons à une coopération fructueuse et mutuellement avantageuse.
5. La Russie a été à l’origine d’un mouvement d’intégration économique régionale, devenue Union douanière puis Union économique eurasiatique. Quel bilan tirez-vous de ce nouveau format de coopération économique régionale ?
La Russie est partisane des processus régionaux d’intégration et y participe de longue date. Avec l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan et le Kirghizstan nous avons mis en place, le 1er janvier 2015, l’Union économique eurasiatique qui, depuis ce peu de temps, a parfaitement fait ses preuves d’efficacité et de réussite.
Dans le contexte de la pandémie, l’Union est devenue la plateforme principale de concertation quant à nos positions dans la lutte contre le coronavirus et l’assistance mutuelle pour maintenir la stabilité économique. Les pays-membres ont conjointement pris des mesures visant à approvisionner toute l’Union en médicaments et matériel médical, ainsi que de produits de première nécessité.
Je tiens à souligner que, dès le début de la pandémie, lorsque les pays ne sachant retenir la montée drastique de la morbidité, se sont mis à introduire frénétiquement des restrictions et ériger des barrières économiques, cherchant à s’isoler les uns les autres, l’Union économique eurasiatique a donné dès les premiers jours de la «corona-crise» la priorité au bon fonctionnement du marché commun tout en y appliquant des mesures sanitaires strictes. Cela confirme donc que l’unité et l’esprit de coopération des pays-membres ont bien résisté à l’épreuve de telles circonstances extrêmes.
Le fait de rejoindre l’intégration eurasiatique a donné une forte impulsion aux industries de pays-membres orientées vers les exportations. La croissance extraordinaire à deux chiffres du commerce mutuel des pays-membres au cours des dernières années en témoignent (à titre d’exemple, en 2017, la croissance des échanges commerciaux à l’intérieur de l’Union a atteint le chiffre record de 27,3%).
Il faut bien tenir compte du fait que les entreprises étrangères qui entrent sur le marché russe bénéficient également d’un accès aux marchés communs des biens, des services, du capital et de la main d’œuvre de tout l’Union économique eurasiatique avec ses plus de 170 millions d’habitants, car de nombreuses fonctions jadis souveraines dans les domaines de la régulation technique et douanière, de la politique commerciale, de la protection des droits des consommateurs et bien d’autres sont passés dorénavant au niveau supranational.
L’autorité et l’influence de l’Union économique eurasiatique dans le monde ne cesse de croître. L’Union compte à son actif 6 accords commerciaux majeurs, dont 2 avec la Chine, mais aussi avec la Serbie, l’Iran, Singapour et le Vietnam. On travaille sur des textes similaires avec l’Egypte et Israël et on s’apprête à entamer des négociations commerciales avec l’Inde. Nous n’envisageons pas de nous reposer sur nos lauriers. Plus de 50 autres pays ont exprimé un intérêt à développer la coopération avec l’Union et à réaliser des projets communs. Des voies de négociation sur la zone de libre-échange avec de nouveaux partenaires prometteurs de l’Union s’ouvriront sous peu. L’Union économique eurasiatique est un partenaire reconnu des organisations internationales telles que l’ONU, l’OMC, l’OCDE, l’OMD.
En ce moment, la ligne-clé de l’activité internationale de l’Union est sa jonction avec l’initiative chinoise « Route et Ceinture » dans le but de former un Grand partenariat eurasiatique appelé à harmoniser l’interaction des structures multilatérales de la région et réunir le potentiel des pays de l’Union économique eurasiatique, de l’Organisation de coopération de Shangaï, de l’Asean, ainsi que d’autres Etats intéressés.
Notre structure d’intégration est favorable à un dialogue constructif et structurel avec l’Europe. Pour le moment, il concerne plutôt les questions de régulation technique. Nous sommes pourtant persuadés que le moment est venu d’approfondir nos liens avec l’Union européenne et ses pays-membres aux fins de créer sur le territoire de «la Grande Eurasie» un espace commun du développement et de la coopération égale et mutuellement avantageuse.